Damien Faure, France, 2024, 2.35 :1 - 5.1 (extraits choisis, avec un accrochage de photographies in situ de Louise Faure). Production : aaa production / French Kiss production
Comme il arrive parfois, le hasard fait bien les choses. Parti au Svalbard, archipel norvégien égaré dans l’Arctique, pour y réaliser des repérages en vue d’un documentaire sur le Seed Vault, cette architecture de béton qui s’enfonce dans la roche glacée et sert de refuge ultime pour des semences collectées dans le monde entier dans l’éventualité funeste d’une catastrophe climatique ou nucléaire, Damien Faure eut vent fortuitement d’un autre lieu étonnant. C’est ainsi — premier hasard — qu’il découvrit non loin de là une étrange cité fantôme, nommée Pyramiden (Пирамида en russe) d’après la forme d’une montagne au pied de laquelle elle fut fondée par les Suédois en 1910, puis rachetée en 1926 par l’URSS pour laisser s’y établir une compagnie minière chargée d’exploiter le sous-sol riche en charbon, créant de fait une colonie à l’architecture typiquement soviétique (jusqu’au buste de Lénine) en terre norvégienne, laissée en l’état après le départ inopiné des occupants à la cessation de l’exploitation en 1998 — avec encore toutes les traces de la vie passée : les livres sur les étagères de la bibliothèque, les jouets sur le sol de la crèche, les vêtements sur leurs cintres, jusqu’aux bobines de films encore chargées sur les projecteurs de la salle de cinéma.
Second hasard : alors que le tournage du documentaire sur le sanctuaire botanique est financé et prêt à démarrer, la crise du Covid-19 interrompt le projet et, lors de la réouverture des frontières, les personnes associées sur place à ce documentaire et dont elles devaient être les protagonistes s’étaient éparpillées, rendant impossible la réalisation de l’œuvre. C’est alors que naquit l’idée de passer de la Seed Vault à Pyramiden/Пирамида, mais également du documentaire à la fiction. L’une des interrogations constantes de Damien Faure en tant que cinéaste est de voir comment, par le dispositif du cadrage, on peut faire évoluer un personnage dans un espace donné. En ce lieu précis de Pyramiden/Пирамида, la puissance formelle et suggestive de cette incongruité architecturale soviétique comme tombée du ciel au milieu des glaciers, et occasionnellement traversée par des rennes blasés, offrait alors un cadre plastique, mémoriel et narratif propice à pousser plus avant encore l’intention d’expérimentation filmique récurrente chez le cinéaste — l’architecture allant presque jusqu’à revendiquer, à l’instar du héros du film, une qualité de personnage et une corporalité critique.
Autre surprise féconde, les bobines retrouvées intactes sur place par Damien Faure dans la régie de la salle de cinéma apparaissent furtivement dans le montage tout au long du film, mettant en scène la vie des habitants d’alors immortalisée sur pellicule par eux-mêmes, et présentant dans un noir et blanc vacillant ces mêmes architectures alors habitées et une forme d’utopie politique et sociale surjouée devant l’objectif. L’architecture à l’image joue alors la superposition sur elle-même autant que dans l’imaginaire du spectateur de cet étrange ballet visuel et emblématique.
Pour toutes ces raisons, il se produit avec “Pyramiden“ une de ces alchimies qui fait que cette œuvre s’inscrit logiquement dans l’itinéraire entre cinéma et architecture que propose le Forum, édition après édition, dans le cadre du festival OVNi, en montrant combien le court métrage de fiction, la vidéo d’art, le documentaire, le “cadavre exquis“ d’archives (selon les genres que nous avons abordés) sont de formidables révélateurs d’architecture.
Pour autant, “Pyramiden“ revêt ici un double caractère inédit. En premier lieu car, le film ne sortant dans le circuit des salles de cinéma que le 1er janvier 2025, il sera visible au Forum par anticipation. Mais également par sa forme : sa durée d’une heure et quart étant peu compatible avec une programmation pouvant aisément être vue en boucle dans une logique d’exposition, Damien Faure a accepté de ne montrer ici que des fragments choisis, sélectionnés pour l’intensité narrative de la représentation qu’ils font de l’architecture, créant ainsi un objet filmique parallèle à l’œuvre intégrale, en un format qui n’existera qu’une fois, au Forum, en une apparence de mashup3 mâtiné d’évocation furtive de found footage. Une raison de plus pour en profiter sans retenue.
Damien Faure est diplômé de l’Ecole des Beaux-Arts de Saint-Etienne (Diplôme National Supérieur d’Expression Plastique, Option Audiovisuelle) avec les félicitations du jury, ce qui fait de lui un cinéaste parfaitement au fait de monde de l’art. Il expérimente des manières de filmer qui naissent d’une écoute des lieux dans lesquels il promène sa caméra. Les sujets traités dans ses films dialoguent avec sa posture et ses méthodes de cinéaste pour révéler des mondes singuliers. Il débute sa carrière de réalisateur en travaillant sur une guerre oubliée en Papouasie Occidentale. Il filme le combat des mouvements indépendantistes papous dans les camps militaires clandestins nichés dans la jungle jusqu’au siège des Nations Unies à New York. Trois films documentaires naîtront de cette expérience et seront primés dans plusieurs festivals à travers le monde : “West Papua” et “Sampari”, diffusés sur France Télévision, et “La Colonisation oubliée”, diffusée sur ARTE. Entre 2011 et 2016, Il réalise un diptyque constitué des films “Espaces intercalaires” (présenté par le Forum en 2015) et “Milieu”, qui nous emmène au cœur du “ma”, un terme japonais qui signifie intervalle. Le “ma”, entre autres, est présent en architecture, dans les relations amoureuses, dans la nature, et dans le rapport que les hommes entretiennent avec les dieux. Ce diptyque est sorti au cinéma en novembre 2017. En 2018, il co-réalise pour ARTE Creative une websérie de dix épisodes de cinq minutes sur l’histoire des Shadoks avec la voix de Benoît Poelvoorde. “Le Tour d’un monde”, son dernier film, sort au cinéma en mars 2022, un film “mashup” de certaines de ses images qui sont restées hors champ et qu’il a ressorties pour les assembler différemment afin qu’elles créent une autre vision du monde. En février 2023, il entre à l’ACID (Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion) et devient membre du conseil d’administration, et a été un des quatorze cinéastes programmateurs pour la sélection des neuf films de l’ACID Cannes 2024. “Pyramiden” est son premier long-métrage de fiction, qui sera en salles à partir du 1er janvier 2025, et a déjà été présenté en sélection officielle de l’AFFR/Architecture Film Festival Rotterdam 2023, du Sydney Film Festival 2024, de l’Arctic Film Festival 2024, et en compétition internationale au Trento Film Festival 2024.